« Apologie du terrorisme » : pourquoi les juges ont condamné le leader de la CGT du Nord

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« Le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l'apologie de ces actes est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. »

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L'article 421-2-5 du Code pénal, qui a valu à Jean-Paul Delescaut, secrétaire général de la CGT du Nord, d'être condamné le 18 avril dernier à un an d'emprisonnement avec sursis pour « apologie du terrorisme », dans un tract « de soutien au peuple palestinien en lutte contre l'État colonial d'Israël », publié trois jours après les attentats du 7 octobre, n'est pas des plus explicites. Si le Littré définit l'apologie comme « un discours ou des paroles visant à défendre ou justifier », la loi pénale se contente de cette formule tautologique : le délit d'apologie du terrorisme consiste à faire… l'apologie de tels actes. Tout se passe comme si le législateur s'en était remis au juge, pour questionner et préciser les contours de l'infraction.

Le délit d'apologie du terrorisme explicité

Deux décisions sont régulièrement invoquées par les juridictions amenées à se prononcer sur l'objet du délit et le tribunal correctionnel de Lille, qui avait à juger le patron de l'Union départementale de la CGT 59, les rappelle dès les premières lignes de son jugement. En 2002, le tribunal correctionnel de Paris a jugé ainsi que l'apologie pouvait s'entendre comme « un discours présenté de telle sorte que le lecteur est incité à porter sur le crime un jugement de valeur favorable, effaçant la réprobation morale qui, de par la loi, s'attache à ce crime » - il s'agissait ici d'un crime de guerre, en l'espèce, des actes de torture commis durant la guerre d'Algérie que le général Aussaresses avait légitimés dans un livre.

Quelques années plus tard, en 2017, dans une autre affaire, la Cour de cassation a considéré que le délit d'apologie du terrorisme est constitué quand son auteur « manifeste une égale considération pour les victimes et les auteurs » de tels crimes.

De quelles paroles, de quel discours Jean-Paul Delescaut devait-il répondre ? S'en prenant à « la politique coloniale de l'entité sioniste », fustigeant « le racisme décomplexé » du « gouvernement fasciste » [de Benyamin Netanyahou], accusé d'afficher « un racisme décomplexé » et de mener « une politique d'apartheid concentrationnaire privant le peuple palestinien de ses droits fondamentaux », le tract de la CGT 59 soutenait, et c'est ce passage que visait en particulier le parquet : « Les horreurs de l'occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi, elles reçoivent les réponses qu'elles ont provoquées. »

Le Hamas n'est pas mentionné dans le tract, pas plus que la date du 7 octobre, ce « samedi » noir qui a vu plus d'un millier d'hommes, de femmes et d'enfants - civils pour la plupart - tués sous les roquettes lancées contre plusieurs villes et kibboutz ainsi qu'un festival de musique, massacres assortis de viols, actes de torture et prises d'otages (240 au total). Ne pas apporter expressément ces précisions pour « espérer rester dans le flou signe une parfaite conscience des propos tenus », observe le tribunal, avant d'aborder les éléments qui l'ont conduit à entrer en voie de condamnation.

Une infraction de droit commun

La juridiction lilloise commence par rappeler « l'intention du législateur » : depuis 2014, l'apologie du terrorisme n'est plus un délit de presse, mais une infraction de droit commun, visant précisément à lutter contre le terrorisme. Elle punit les personnes qui seraient tentées de porter un « jugement favorable » sur de tels actes, leurs propos pouvant exercer « une influence » sur des individus tentés de commettre, à leur tour, des actions violentes de même nature.

« Il ne faut pas s'y tromper : le débat ne porte pas sur la liberté d'expression et les limites à y apporter, mais sur les dangers que des tels propos font courir à nos sociétés, dès lors que des esprits échauffés pourraient s'en emparer pour commettre des attentats », estime Me Muriel Melki-Ouaknine, l'une des avocates de l'Organisation juive européenne. Cette association s'était constituée partie civile le procès intenté au leader de la CGT du Nord et le tribunal lui a alloué 5 000 euros de dommages et intérêt.

« Le débat d'intérêt général sur le conflit israélo-palestinien doit trouver sa place dans une société démocratique », « l'opinion sur la politique menée par Israël est parfaitement libre », tiennent à rappeler les juges lillois. Pour autant, les propos incriminés [ « Les horreurs de l'occupation illégale reçoivent depuis samedi les réponses qu'elles ont provoquées » ] ne s'inscrivent ni dans un « débat » ni dans des « réflexions géopolitiques complexes ».

Une justification aux atrocités commises

Plus qu'une « égale considération » pour les auteurs des crimes terroristes et leurs victimes, l'écrit de la CGT semble considérer les terroristes comme « des occupés, et donc comme les véritables victimes », souligne le tribunal, qui voit derrière ces « assertions » le risque d'un « piège de la pensée ». Considérer que toutes les vies ont la même valeur n'est pas contestable, admet la juridiction répressive. En revanche, « renvoyer les auteurs de crimes dos à dos [les crimes imputés à Israël, d'une part, les attentats du Hamas, d'autre part] » aboutit à « une dédiabolisation de l'acte terroriste et du groupe qui le commet » et « empêche d'en déterminer la véritable nature ».

« Au fond, il y a derrière le communiqué de la CGT la volonté d'établir un lien de causalité entre la situation au Proche-Orient, les critiques que l'on peut légitimement adresser au gouvernement israélien, et les attentats, le pogrom perpétré par le Hamas. Il s'agit de trouver une justification géopolitique aux atrocités commises, de tenter d'expliquer, dans une totale inversion des valeurs, que les victimes des attentats l'ont bien cherché », commente Me Melki-Ouaknine. « On est ici au cœur du délit d'apologie, qui consiste à donner du sens, une rationalité à des actes qui n'en ont aucun. Pour bien se représenter de quoi il retourne, il faut imaginer la réaction que susciteraient en nous des propos qui viendraient expliquer que l'équipe de Charlie Hebdo ou les spectateurs du Bataclan ont reçu les réponses qu'ils ont provoquées », complète son confrère Me Nicolas Benouaiche, partie civile également.

À l'appui de son raisonnement, le tribunal correctionnel de Lille se livre à une exégèse de l'ensemble du tract, afin de considérer la tonalité de l'ensemble. Les magistrats notent que la formule « entité sioniste » est directement empruntée à la charte du Hamas, dont l'objectif revendiqué est la destruction de l'État hébreu. À l'audience, Jean-Paul Delescaut s'est érigé en militant de la paix, alors même que ladite charte « indique que seul le djihad est la solution à la Palestine », les conférences de paix y étant qualifiées de « futilités », rappelle le tribunal.

« Les propos visés […], dans une temporalité sans équivoque, trois jours après les attaques du 7 octobre, constituent bel et bien le délit d'apologie du terrorisme selon plusieurs critères objectifs et juridiques », conclut le jugement, qui évoque tout à la fois « la dédiabolisation d'un groupe terroriste », « la justification de l'acte de terrorisme inéluctable », « l'incitation à porter un jugement de valeur tendant à amoindrir la réprobation morale » et « l'inversion des victimes et des auteurs » des atrocités du 7 octobre.

« Au fond, cette décision dit le besoin de protéger notre société de tels emportements verbaux, qui brouillent la grille de lecture de ces événements, contribuant, comme le disait Voltaire, à gangrener les esprits par le fanatisme », analyse Me Melki-Ouaknine.

À ceux qui considèrent que de tels propos doivent être combattus dans l'espace public et politique, plutôt que dans les prétoires, cette avocate défend l'idée que le droit puisse être « un rempart », une « protection ». « Il ne s'agit plus de combattre des idées mais une violence verbale susceptible de générer en actes terroristes », prévient-elle.

Dans son Traité de droit pénal spécial (Cujas, 1982), le grand pénaliste André Vitu écrivait : « Alors que la provocation tend à obtenir la commission d'un acte délictueux déterminé, l'apologie ne cherche pas à atteindre ce but : elle agit d'une façon indirecte en semant dans le public les germes d'une détérioration grave du sens moral ou civique ou en troublant les esprits. »

Mise en garde

Appelés à statuer par ailleurs sur le délit de « provocation à la haine et à la violence », les juges lillois ont relaxé le leader de la CGT de ce chef de prévention, pour des raisons juridiques. À l'origine des poursuites, le parquet visait un autre passage du tract, appelant ses lecteurs « à ne pas rester neutres » - et à « revendiquer la fin de l'apartheid […], le droit du peuple palestinien à l'autodétermination ». « La jurisprudence actuelle exige, pour l'infraction de provocation, une exhortation à la haine et à la violence, même implicite, condition que les propos visés ne remplissent pas réellement », observent les magistrats.

Ces propos sont de nature à avoir des conséquences concrètes sur ceux qui déplacent un conflit dont ils ne savent rien, et qui ne les concernent en rien

Mais ils ajoutent, sous la forme de cette mise en garde : « Mohammed Merah justifiait ses actes par le conflit israélo-palestinien. La grande majorité des actes antisémites commis en France, qui ont connu une recrudescence immédiate après les attaques du 7 octobre, relèvent d'un déplacement de ce conflit sur le territoire français et constituent un danger considérable, pour les démocraties. Entretenu par un vocabulaire provenant de groupes terroristes tels que le Hamas, l'amalgame est réel et systématique, entre Israël et les personnes de confession juive, où qu'elles se trouvent […]. Le tribunal considère que ces propos [ceux du tract de la CGT], tenus quelques jours après une action d'une considérable cruauté à l'encontre de civils, femmes, enfants, vieillards, dans le contexte d'une prise d'otages sidérante touchant aussi des familles françaises, sont de nature à avoir des conséquences concrètes sur ceux qui déplacent un conflit dont ils ne savent rien, et qui ne les concernent en rien ; ils nourrissent l'antisémitisme, qui trouve ici à s'exprimer. Si ces propos n'emportent pas de responsabilité pénale, le tribunal veut attirer l'attention sur les conséquences concrètes qu'ils attisent. »

Le prévenu, dont les fonctions exigeaient, selon le tribunal correctionnel, « une conscience accrue de la portée des mots et de leurs conséquences », a fait appel de sa condamnation pour « apologie ».