Alain Bauer analyse le discours de la Sorbonne d'Emmanuel Macron : « Et soudain, au détour d'une phrase, une rupture stratégique »

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Emmanuel Macron a développé à la Sorbonne son deuxième grand discours sur l'Europe. Au-delà des controverses sur la stature du Président en campagne, ce sont les évolutions, voire les révolutions stratégiques émises tout d'un coup, au détour d'une phrase, en quelques mots, qui devraient mobiliser la réflexion.

On y est certes habitué : possibilité d'usage du nucléaire en cas de mise en cause des intérêts « fondamentaux » et pas « vitaux », coalition anti-Hamas élargissant celle contre l'Etat Islamique, ou envoi possible de troupes au sol en Ukraine… Mais une nouvelle fois les experts ont été surpris.

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Extrait du discours du président Macron:

« Les évènements les plus récents ont démontré́ l'importance des défenses anti-missiles, des capacités de frappe dans la profondeur, qui sont indispensables au signalement stratégique et à la gestion de l'escalade face à des adversaires désinhibés. …/… C'est pourquoi ce qu'il nous faut faire émerger, et c'est cela le paradigme nouveau en matière de défense, c'est une défense crédible du continent européen. Alors évidemment, le pilier européen au sein de l'OTAN que nous sommes en train de bâtir, dont nous avons convaincu tous nos partenaires du bien-fondé́ ces dernières années, est essentiel. …/… L'Europe doit savoir défendre ce qui lui est cher, avec ses allies, à chaque fois qu'ils sont prêts à le faire à nos côtés, et seule si c'est nécessaire. Est-ce que pour ça, il nous faut un bouclier antimissile ? Peut-être.

…/… C'est pourquoi, dans les prochains mois, j'inviterai tous mes partenaires à bâtir cette initiative européenne de défense, qui doit d'abord être un concept stratégique dont nous déduirons ensuite des capacités pertinentes : anti-missiles, tirs dans la profondeur, comme toutes les capacités utiles. La France y jouera tout son rôle.

Nous qui avons un modèle d'armée complète, dont l'objectif est d'être l'armée la plus efficace du continent, et qui sommes aussi dotés de l'arme nucléaire, et donc, de la capacité de dissuasion qui va avec. La dissuasion nucléaire est en effet au cœur de la stratégie de défense française. Elle est donc par essence un élément incontournable de la défense du continent européen.

C'est grâce à cette défense crédible que nous pourrons bâtir les garanties de sécurité́ qu'attendent tous nos partenaires, partout en Europe, et qui aura vocation aussi à construire le cadre de sécurité́ commun, garantie de sécurité́ pour chacun. Et c'est ce cadre de sécurité́ qui nous permettra, le jour d'après aussi, de construire les relations de voisinage avec la Russie. »

Dissuasion. Le Président qui avait fortement atteint le concept même d'ambiguïté en octobre 2022, agaçant Bruno Tertrais qui rappelait que « la dissuasion est un art subtil qui doit mêler clarté et ambiguïté. Hier soir le président a poussé très loin, trop à mon sens, le curseur vers la clarté. Tout excès de précision permet à l'adversaire de calculer trop précisément les risques de telle ou telle initiative ». Rappelons toutefois qu'il a par définition le droit de dire ce qu'il veut dans ce domaine, et même de faire évoluer la doctrine à tout moment s'il le souhaite. La dissuasion, c'est « lui ». Elu au suffrage universel direct, il est seul décideur sur cette question.

Ensuite, il a prétendu que ces intérêts étaient « définis de manière très claire ». Première nouvelle ! Jusqu'à présent, on en définissait le « cœur », par exemple le territoire français, mais on restait délibérément dans le flou quant à leur limite.

Selon Emmanuel Macron, la France est devenue le moteur de la construction du « pilier européen de l'OTAN ». Aucune autre mention d'une Europe de la défense qui semble avoir disparu du discours. C'est certes la reconnaissance définitive d'un état de fait après les adhésions des pays nordiques et les demandes pressantes d'autres. Mais elle va naturellement réveiller quelques remords et quelques regrets au vu du projet de la mort née CED.

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Après avoir rappelé le mantra de la dissuasion nucléaire qui devrait dissuader de tout, avoir fortement critiqué le projet européen de « dôme de fer », la France redécouvre que des puissances nucléaires peuvent se faire la guerre de manière conventionnelle, par proxys ou de façon bien plus directe. Cette réflexion, issue de la guerre de Corée, avait poussé les Etats-Unis, puis l'URSS, à modifier les doctrines de l'OTAN en installant des missiles nucléaires tactiques en Europe (180 sont toujours présents en Allemagne, Belgique, Italie, Pays Bas et Turquie et sont en voie de modernisation) afin de lutter de manière efficace contre une invasion massive et conventionnelle (le rapport en masse et technologie qui avait créé le statu quo en Corée). La France avait fait de même en créant ses unités de missiles Pluton et Hades, finalement démantelés après 1981.

Riposte massive. Comme je le rappelais dans Au commencement était la guerre, il y eut un débat, public, en 1969. Le général Fourquet, alors CEMA, publiait un article, dont l'effet fut considérable. Les expressions consacrées par l'usage officiel de « riposte massive et immédiate » et de « force tous azimuts » avaient alors disparu. Pas une fois, ces termes qui résumaient la doctrine du général Ailleret ne reviendront sous la plume de son successeur. Le nouveau chef d'état-major des armées était en effet persuadé que l'arme stratégique ne peut être brandie à tout moment, à la moindre menace et dans n'importe quelles circonstances. Il acceptait déjà l'idée d'une certaine souplesse dans l'emploi des forces classiques et nucléaires qui lui seraient confiées comme commandant désigné du théâtre d'opérations en temps de guerre. Il rappelait qu'avant de lancer ses bombardiers stratégiques et ses missiles nucléaires le gouvernement devrait prendre la mesure de l'agression.

Pour ce faire, il dispose des moyens classiques « qui constituent le premier test » et qui peuvent être dépassés. « Le deuxième test vise à introduire une nouvelle discontinuité dans le processus de l'épreuve de force en en changeant la nature : c'est l'ouverture du feu nucléaire tactique. Au-delà, la menace directe contre notre territoire appelle l'entrée en action de la force stratégique. »

Le chef d'état-major précisait une remarque du ministre des Armées, Pierre Messmer, formulée le 5 décembre 1968 à l'Assemblée nationale : « En cas de crise ouverte, l'action des forces terrestres, navales et aériennes doit permettre au gouvernement et au commandement d'être informés sans équivoque sur les intentions réelles d'un agresseur et obliger l'adversaire, qui voudrait attaquer avec des chances raisonnables de succès à s'engager avec des moyens tellement importants qu'il se désignerait comme l'agresseur manifeste et s'exposerait à une riposte massive et justifiée. Le moyen le plus efficace et finalement le moins coûteux d'enfermer l'adversaire dans ce dilemme est l'armement nucléaire tactique. »

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Pierre Messmer avait déjà eu l'occasion d'indiquer que la France n'attendrait pas d'être la cible de bombes atomiques pour ouvrir elle-même le feu nucléaire. Elle ne pouvait « ni tergiverser ni déclencher prématurément la frappe stratégique », pour reprendre les termes de la Revue de Défense nationale. C'est pourquoi le général Fourquet écrit : « La décision capitale de l'emploi des armes nucléaires est, en ce qui concerne la défense de l'Europe, un point fondamental de désaccord avec les Américains. » 

Ennemi préférentiel. On est loin de la stratégie « tous azimuts » du général Ailleret qui reprochait aux militaires français de vouloir se prémunir contre un ennemi « préférentiel » et traditionnel, alors que la menace pouvait venir de toutes les directions. Pour le général Fourquet, il est clair que les armées françaises seraient engagées aux frontières du Nord et de l'Est contre un ennemi venant de l'Est et qu'elles agiraient normalement en coordination étroite avec les forces alliées.

C'est la première fois depuis le retrait de la France des instances militaires de l'OTAN qu'un des plus hauts responsables de la défense nationale s'exprimait de façon aussi nette. En voulant préparer, dès le temps de paix, civils et militaires à cette forme de lutte qui vise à rendre difficile, sinon impossible, l'occupation du sol national par une armée étrangère, le général Fourquet va bien au-delà de ce que son prédécesseur avait déjà proposé. Pour lui, « la volonté de résistance de tout un peuple a valeur dissuasive ».

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En 2024, après avoir réduit les armées à un état de force échantillonaire et expéditionnaire, oublié la défense opérationnelle du territoire, il est donc largement temps de considérer que si les Etats-Unis, la Russie ou la Chine disposant des plus considérables forces nucléaires stratégiques au monde maintiennent aussi de formidables armées conventionnelles, c'est bien que les unes ne peuvent véritablement « dissuader » qu'à partir d'une articulation avec les autres.

Voici pourquoi il est largement temps de participer au projet SkySHield (Patriot, Iris T, Arrow 3, NASAMS) regroupant une vingtaine de pays européens en y ajoutant les compétences et dispositifs français (SAMP) beaucoup exportées mais peu achetés pour nous-mêmes et dont le nombre devient résiduel avant les livraisons prévues en Italie et en France fin 2025….

Alain Bauer est professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, Responsable du Pôle Sécurité Défense Renseignement Criminologie Cybermenaces Crises. Auteur de : « Au Commencement était la Guerre » et « Tu ne tueras point », Fayard.