TEMOIGNAGES. "Un sentiment d'oppression constante" : pourquoi de plus en plus de jeunes musulmans envisagent de quitter la France

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Ils ne supportent plus ce sentiment permanent d'être montrés du doigt : des Français musulmans confient leur malaise en France au micro de franceinfo, alors qu'un livre-enquête sur ce phénomène sort ce vendredi en librairie.

Publié le 26/04/2024 10:49 Mis à jour le 26/04/2024 13:07

Temps de lecture : 5 min

Des étudiants de la faculté de Montpellier (photo d'illustration). (ALEX BAILLAUD / MAXPPP)

"La France tu l'aimes, mais tu la quittes" : c'est le titre d'un livre qui sort vendredi 26 avril 2024 et qui "enquête sur la diaspora française musulmane". Ces départs vers d'autres pays pour des jeunes Français de confession musulmane, majoritairement bardés de diplômes, se comptent en milliers.

Comme Naomi, que franceinfo a rencontrée, ils disent ne plus supporter plus ce sentiment permanent d'être montrés du doigt. A 25 ans, la jeune femme d'origine "maghrébine et subsaharienne", "métissée", résume-t-elle, titulaire d'un bac+5 en ressources humaines et musulmane pratiquante, confie ne plus se sentir à sa place dans son pays de naissance. "On a ce sentiment d'oppression constante. C'est compliqué de pratiquer sa spiritualité ici sans être stigmatisé constamment. C'est épuisant mentalement. Ce ne sont que des micro-agressions sur les réseaux sociaux", confie-t-elle.

"On n'est vraiment pas appréciés ici, donc je ne vois pas pourquoi je resterais en fait".

Naomi, 25 ans

à franceinfo

Mehdi, 25 ans aussi, est un gestionnaire en patrimoine multidiplômé. Il prépare également son départ de France à l'horizon 2025 pour le Maroc. "C'est une accumulation de propos qui nous attaquent. Je ne regarde plus la télévision parce que c'est écœurant le traitement médiatique des musulmans à chaque fois qu'il se passe un évènement, un fait divers...", se désole-t-il.

"Amalgames" et islamophobie

Il y aurait, selon eux, un discours anti-musulman qui ne fait que croître. Ils décrivent des points de bascule, comme les attentats de 2015-2016. "C'était affolant l'amalgame qui existait, se souvient Naomi. On nous comparaît à des terroristes quand même !" Et plus récemment, l'attaque terroriste du Hamas contre Israël du 7 octobre, pointée par Mehdi. "Dès lors qu'on questionnait un musulman par rapport au 7 octobre, il y avait toujours l'attente de voir : est-ce qu'il va faire une gaffe ? On va être très attentif à ce qu'il dit. Pourquoi vous ne condamnez pas le Hamas ? Un musulman n'avait pas le droit de dire 'bonjour' sur un plateau télé, il fallait directement qu'il réponde."

C'est parce qu'il se sentait sans cesse stigmatisé que Rédouane, aux racines algériennes et italiennes, est parti s'installer au Maroc, il y a 6 ans. "C'est principalement les discours politiques, la peur qui est générée, tous ces débats sur est-ce que l'islam est compatible avec la France? Est-ce que des musulmans peuvent vivre en République ?, explique-t-il. C'est ça qui me faisait très mal". En 2018, il raconte avoir reçu des menaces de morts après avoir détaillé sur son compte X (Twitter, à l'époque) les raisons de son départ dans un long post.

Partir pour se sentir plus libre de pratiquer sa religion

Le départ de France leur permettra de pratiquer leur foi comme ils l'entendent. Naomi a choisi de s'installer au Japon, où elle a fait plusieurs allers-retours. Elle est en train d'apprendre la langue et pense que son  voile ne suscitera pas de réaction là-bas. "Au Japon, je vais le porter, affirme-t-elle. J'ai été très étonnée de leur ouverture par rapport à l'islam". Mehdi, lui, a choisi le Maroc, d'où viennent parents, pour se sentir plus libre dans sa pratique de la religion, même si la laïcité à la française protège la liberté de culte. "Je peux pratiquer ma religion comme je veux. Personne ne va me regarder là-bas parce que je prie. Si je jeûne, personne ne va me poser de questions idiotes comme : est-ce que tu peux avaler ta salive ? On ne va pas m'y demander toutes les deux minutes : pourquoi t'as pas bu d'alcool ?" 

Mais globalement, la première raison avancée par ces candidats à l'exil, c'est avant tout d'en finir avec les discriminations, le plafond de verre qu'ils perçoivent, affirme Redouane, directeur marketing pour une multinationale française au Maroc. Il est parti "pour des opportunités professionnelles et pouvoir apporter mes compétences à un pays qui a vraiment besoin de moi", confie-t-il. À 33 ans, l'expatrié gagne un peu moins de 5 000 euros par mois, une opportunité qu'il ne se voyait pas obtenir en restant en France. 

"Une forme de fuite des cerveaux"

L'islam est la deuxième religion de France. Il est toutefois difficile de mesurer l'ampleur du phénomène, les statistiques ethniques étant interdites en France. Julien Talpin, l'un des auteurs de l'enquête La France tu l'aimes mais tu la quittes, l'admet.

Julien Talpin, directeur de recherches en sciences politiques au CNRS, est l'un des auteurs de l'enquête "La France tu l'aimes mais tu la quittes". (SANDRINE ETOA-ANDEGUE / RADIOFRANCE)

Pour autant, le directeur de recherches en sciences politiques au CNRS parle d'une "fuite des cerveaux". "Il est relativement certain que cela concerne plusieurs milliers de personnes et peut-être, quelques dizaines de milliers, avance le chercheur. Ce qui est sûr, c'est qu'il s'agit d'une forme de fuite des cerveaux. La majorité des gens qui s'en vont sont des gens qui sont diplômés du supérieur, qui ont au moins un master, qui ont fait des grandes écoles."

"C'est une forme d'irrationalité de la société française qui a investi des ressources dans l'éducation et, en même temps, on ne leur laisse pas l'occasion de contribuer à l'économie française et à la croissance."

Julien Talpin, directeur de recherches en sciences politiques au CNRS

à franceinfo

Chez tous ces Français, déjà partis ou sur le départ, revient en effet souvent un sentiment de gâchis et de tristesse. "C'est un regret parce que j'aurais bien aimé pouvoir apporter plus à la France, pouvoir y travailler, pouvoir développer des choses pour améliorer le pays, avoue Rédouane. Mais au final, cette atmosphère-là a fait que je vais apporter mes compétences à d'autres pays". Et il n'envisage pas une seule seconde de revenir vivre en France.